Pierre ASSOULINE
Que pensez-vous, "à chaud", de ces six romans américains ?
L’attrape-coeur** de J.D. Salinger
La Moisson rouge* de D. Hammett
La Musique du hasard*** de Paul Auster
Tendre Jeudi*** de John Steinbeck
L’Homme qui rétrécit*** de R. Matheson
Bandini** de John Fante
L’attrape-coeurs reste un livre-culte depuis un demi siècle. On ne peut en effet pas parler d’un livre sans savoir quand il a été publié (ici 1945). Il faut toujours le resituer dans un contexte. Il a été publié juste au lendemain de la seconde guerre mondiale. Un roman, c’est l’expression de sentiments, d’idées, de valeurs. Ici, il s’agit d’un livre universel car parlant de valeurs universelles, comme Boris Vian, ce qui est le rêve de tout écrivain.
Dashiel Hammett est un des plus grands auteurs de polars, porté par ses adaptations cinématographiques.
Le roman de John Fante, pour lequel Philippe Djan fait beaucoup de publicité, a une belle couverture, comme toujours chez 10/18.
"La critique littéraire n’est pas une science exacte."
Enfin, Paul Auster que je connais. J’ai lu presque toute son œuvre. De tous les auteurs américains d’aujourd’hui, c’est le plus européen et le moins américain. C’est un romancier new-yorkais d’origine européenne, connu sur la côte est, mais en général moins connu dans le reste de l’Amérique. Il est soutenu par un éditeur à qui il reste fidèle, Actes Sud. Dans ses romans, les références françaises, nombreuses, sont subliminales. D’ailleurs, avant, Paul Auster faisait de la traduction, du français vers l’anglais. C’est quelqu’un pour qui, la littérature française, c’est Mallarmé, Henri Michaux et Maurice Blanchot....
Je ne me définis pas comme critique. J’en écris mais je ne me définis pas comme tel... de la même façon que quelqu’un qui joue d’un instrument de musique ne se définit pas comme étant musicien.
La critique est venue en plus : ce n’est pas mon métier. J’y suis venu par le journalisme. Et la plupart, avant d’être critiques, ont été journalistes. Etre critique, c’est d’abord savoir écrire un article. C’est le contenu d’un livre, une information.
Je reçois en moyenne 10 livres par jour, par la poste, en service de presse. Je fais mon tri (toute sélection étant une exclusion) : j’élimine un genre que je ne connais pas (SF), je conserve les auteurs que je connais déjà ainsi que les livres qui m’intéressent à cause du titre ou du sujet.
Je garde toujours un livre sur moi pour les transports en commun. Voici les trois que j’ai emportés avec moi aujourd’hui :
1) Roger Chartier Ecouter les morts avec les yeux. C’est un vers de Quevedo qui signifie "Il faut lire ceux qui ne sont plus là pour continuer à parler avec eux."
2) Nous voulions tuer Hitler qui est le témoignage de l’ancien aide de camp du Maréchal Klug, du dernier survivant de ces groupes d’officiers de la Wehrmacht, décimés par la terrible répression qui s’abattit sur eux après l’échec de l’attentat du 20 juillet 1944.
3) La route de Mc Carthy, 242 p., dont les critiques à l’étranger ont été absolument unanimes.
C’est avant tout faire connaître un livre. Voici le cahier des charges d’une critique :
1) Quel est son contenu ? Quelle est son histoire ?
2) S’agit-il d’un roman français ou étranger ?
4) L’auteur : s’agit-il de son premier, de son troisième roman ? Est-il publié à titre posthume ou de son vivant ? Quel accueil a-t-il reçu ?
5) Citez au moins une phrase du livre entre guillemets et en italique pour donner la musique du livre.
6) Tout ceci est objectif. Enfin, il faut consacrer quelques lignes pour dire si c’est un bon ou un mauvais livre : c’est là la part subjective de la critique qui va faire qu’on va le conseiller ou pas. Il faut bien sûr argumenter si elle est négative : "Ce livre est mal construit", "Le dénouement est attendu." Il faut défendre votre point de vue. Soyez vous-même : votre avis vaut celui d’un autre.
Les étudiants en 1ère année de Science-Po (Paris) bénéficient d’une conférence de lecture-écriture (2 h), qui consiste à lire des textes littéraires, les réécrire, pour développer leur esprit critique. Car avoir un esprit critique, c’est quelque chose de constructif.
Est-ce que les débuts d’un critique sont difficiles ? Et sa réputation ?
Y a-t-il une critique dont vous êtes fier ?
Aucune. Je ne suis pas spécialement fier de mes critiques. Je fais en sorte de peser mes mots. Je suis fier quand je fais découvrir un auteur que personne ne connait, quand j’écris une critique sur le premier roman d’un inconnu. Vous êtes le premier et d’autres journalistes suivent. Ce soir, par exemple, sur mon blog où je rédige un article par jour, j’évoquerai un livre très beau, très fort, Sentinelle d’Anne Thebaut, aux éditions Maurice Nadeau.
Je suis en effet amené à en connaître car d’une part, j’en ai interviewé beaucoup en tant que journaliste, et d’autre part, j’en ai rencontré beaucoup dans les salons du livre en tant qu’écrivain. Et je déjeune ou dîne volontiers avec certains d’entre eux. J’ai par exemple écrit hier un article très favorable sur le dernier roman de Jérôme Garcin, un livre sur l’amitié, alors que pour le précédent j’en avais écrit un pas très méchant car je pensais qu’il s’agissait d’un accident. Le cas échéant, je n’écris pas quand c’est très mauvais. Connaître un écrivain, effectivement, cela peut fausser le jugement, mais dans les deux sens, car cela aide aussi le jugement : on comprend mieux le mécanisme de son oeuvre par exemple, et puis on peut le bousculer.
La première critique pour Le Portrait était assassine dans Le Figaro. Après, elles ont toutes été favorables. Seulement deux journaux n’en ont pas parlé : Libé et les Inrockuptibles, le premier parce qu’il ne parle pas beaucoup de la littérature française, mais davantage de la littérature étrangère, le second parce que je n’aime pas leurs goûts, les auteurs qu’ils défendent, et eux ne m’apprécient pas non plus. Je ne suis pas parano. L’écrivain n’écrit pas par rapport aux critiques, mais par rapport à son public, qui le sanctionne, lui envoie des lettres, des témoignages. Le critique qui a pu assassiner Salinger à l’époque, personne ne se souvient de son nom. Il a eu avec son papier un triomphe éphémère. Le nom de l’auteur reste. La littérature s’inscrit dans la durée.
Il n’est pas indispensable d’interviewer un auteur pour parler de son livre. Cela peut apporter un éclairage, mais cela nous lie à l’auteur. On peut ne pas le rencontrer mais lire ses interviews, ce qui apporte beaucoup de choses, lire ce que d’autres ont écrit pour avoir des idées. Par exemple, Solet a écrit son article sur Le Portait en essayant d’être objectif, en rencontrant l’auteur pour donner d’autres facettes.
Il y a eu un renouveau depuis les années 60. Guy des Cars a été surnommé Guy des Gares car il se lisait bien dans les trains. Un roman de gare, c’est populaire, mal écrit, souvent un best-seller, facile à lire. Par exemple, les romans de Marc Levy, c’est de la littérature facile, qui n’apporte pas grand’chose. Mais grâce à lui, des gens entrent dans une librairie pour l’acheter. Il y a alors une chance sur cinq pour qu’ils découvrent autre chose.
Je reste indépendant. C’est la règle du jeu. Si la critique est honnête, personne ne me reprochera un article défavorable. J’ai soutenu Jonathan Little dès que Les Bienveillantes est sorti. Or j’ai dit des choses sur le livre que l’auteur n’a pas aimées. C’était mon droit. C’est le problème pour la plupart des critiques qui sont écrivains dans la même maison d’édition.
Tout le monde écrit des poèmes en France. C’est un excellent exercice pour jouer avec les mots. La technique de la nouvelle s’apprend sur le tas. Un écrivain, c’est d’abord un lecteur. Souvent, les écrivains sont des lecteurs toute leur vie. Pour savoir écrire des nouvelles, rien de tel que de lire des classiques comme Tourgueniev, Maupassant ou Pouchkine. Et puis, pour écrire, il faut écrire, "gâcher du plâtre", comme on dit. On écrit d’abord d’un jet, puis on revient sur le choix des mots.
Oui, à la faveur des rééditions. Par exemple, Don Quichotte. Il faut un prétexte d’actualité.
Oui, tellement que maintenant, quand on me pose la question du temps que je mets pour écrire tel roman, je réponds 6 mois et 52 ans car il faut compter certes le travail effectif pour un livre mais aussi tout ce qu’on a été avant. J’ai lu enfant Le club des 5, Oui-Oui, Cent familles d’Hector Malot, et oui, quelque part, ils m’ont influencé.
Je dispose de 19 heures dans une journée. Il faut se définir des priorités et les hiérarchiser. Il faut aussi savoir s’organiser. Je consacre mon temps à lire et à écrire.
Oui, souvent cela me détourne du livre. Le titre compte aussi beaucoup. Il existe des titres évidemment mauvais mais l’auteur ne le sait pas.
Le titre était Reliquaire. C’est à présent Sentinelle, car la narratrice est toujours aux aguets.
Dans les titres de livres, il y a 3 mots vendeurs : enfant, sexe et amour. Nothomb a le génie des titres : elle associe deux mots qui ne devraient pas l’être.
Un critique, s’il n’est que critique, est plus indépendant. Souvent sinon il tombe dans le travers, puisque c’est somme toute un rival, que ce n’est pas comme cela que l’on écrit mais comme lui. Mais on peut lui reprocher de n’être que critique, car « qu’est-ce que vous en savez ? Vous dites que c’est mal construit, bâclé,... mais qu’est-ce que vous en savez ? »
Etre nombrilliste n’est pas gênant. Tout dépend de ce qu’on en fait. C’est l’absence de talent qui constitue un problème.
Oui, cela m’est venu de cette phrase « quand une personne de qualité meurt, c’est une personne en moins à qui parler. » Ces personnes que j’ai appréciées, estimées, n’auront pas de successeurs. Dans le monde de l’édition, il existe de plus en plus de managers, d’hommes d’affaires, et de moins en moins de lecteurs. Bourgois était énarque et un excellent lecteur.
C’est un peu comme dans l’art où l’on s’intéresse plus au marché de l’art qu’à l’art.