Moderato Cantabile ****/ Marguerite Duras (1958)
"Et qu'est-ce que cela veut dire, moderato cantabile ?"
Cette question, qui ouvre le roman, s'adresse tant à l'enfant qu'au lecteur, dont la réponse ou l'absence de réponse le positionneront socialement du côté d'Anne Desbaresdes, la bourgeoise, ou du côté de Chauvin, l'ouvrier, le salarié. La réponse comble cette faille culturelle et place à égalité les deux classes sociales : "Moderato, ça veut dire modéré, et cantabile, ça veut dire chantant, c'est facile."
Et c'est moderato cantabile que Marguerite Duras va mettre en mots cette non-histoire, rendant ses phrases à sa manière mélodieuses.
Mais revenons à l'histoire. Que raconte ce roman ?
Anne Desbaresdes assiste à la leçon de piano de son fils lorsqu'un cri de femme retentit. Il vient du café, situé au bas de l'immeuble. Bientôt lui succèdent d'autres exclamations. Un drame est arrivé. Anne aperçoit un homme caresser amoureusement les cheveux de la femme qu'il a assassinée, avant qu'il n'accepte de monter dans le fourgon de la police. Ce drame la fascine. Le lendemain, Anne Desbaresdes entre dans ce café fréquenté d'ordinaire par des hommes, des ouvriers de son mari. Cherche-t-elle à hanter les lieux ? Cherche-t-elle à savoir ? Elle y rencontre un homme, un ouvrier, qui consent à lui fournir des réponses. Le lendemain, elle revient, pour y retrouver cet homme, Chardin, avec lequel elle boit du vin, ce vin qui déshinibe, pour étancher une autre soif, celle la passion qui germe en eux...
Extrait :
"- Ce cri était si fort que vraiment il est bien naturel que l'on cherche à savoir. J'aurais pu difficilement éviter de le faire, voyez-vous.
Elle but son vin, le troisième verre.
- Ce que je sais, c'est qu'il lui a tiré une balle dans le coeur.
Deux clients entrèrent. Ils reconnurent cette femme au comptoir, s'étonnèrent.
- Et évidemment, on ne peut pas savoir pourquoi ?
Il était clair qu'elle n'avait pas l'habitude du vin, qu'à cette heure-là de la journée autre chose de bien différent l'occupait en général.
- J'aimerais pouvoir vous le dire, mais je ne sais rien de sûr.
- Peut-être que personne ne le sait ?"
Marguerite Duras reste dans l'abstraction. Abstraction de l'espace : la ville n'est pas nommée. Elle est bordée par la mer et se compose d'un quartier populaire où se situe le café et d'un quartier plus résidentiel où demeure Anne Desmaresdes. Abstraction du temps : pas de date, le récit est au présent. Abstraction des personnages : le mari d'Anne est une figure fantomatique, sans nom, sans portrait, son fils n'est cité que comme "l'enfant", Chardin est nommé tardivement, seule Anne Desbaresdes, reconnaissable comme étant le personnage principal, est identifiée par tous : "femme du Directeur d'Import Export et des Fonderies de la Côte". Mais jamais elle n'est décrite physiquement. On ne connaît pas aux personnages de passé, de futur, ni d'histoire, si ce n'est leur rang social, symbolisé par les deux extrêmes que sont Melle Giraud, incarnant la vieille société traditionnelle, et la patronne du café, sentant bien que la place d'Anne n'est pas là. Une économie de personnages, donc, qui s'allie à un style dépouillé, minimaliste, qui s'apparente fortement au Nouveau Roman, courant littéraire des années 50 remettant en cause la tradition du roman réaliste, c'est-à-dire refusant une intrigue classique et des portraits psychologiques des personnages. Seul compte ce qui est donné à voir et surtout à entendre. C'est pourquoi la majorité du roman repose sur le dialogue entre Anne et Chauvin. C'est AU LECTEUR D'IMAGINER, DE COMPRENDRE, ET SEULEMENT S'IL LE SOUHAITE. CAR LE RECIT SE SUFFIT A LUI-MEME. TOUT EST LA. Dans la droite lignée de Flaubert. Ecrire, même si ce n'est sur rien. Ou si peu. L'histoire d'une nouvelle Bovary qui se languit de, qui aspire à...
Qu'est-ce qui me plaît tant dans ce roman ?
Plusieurs choses :
- son intemporalité précisément, ses personnages esquissés, qui permettent une identification plus large,
- cette histoire d'amour adultère rendue possible et aussitôt impossible par le couple qui les a précédés dans ce café (cela n'est pas sans rappeler le film In The mood for love de Wong Kar Wai, inspiré du roman Tête-bêche d'Yichang LIU...). Ils reconstituent ce crime passionnel : ils créent un métaroman autour du meurtre originel, prétexte à leurs rencontres. Ils sont amoureux mais ne se rendent pas libres de cet amour-là.
- sa musicalité surtout : la musicalité des phrases créée par l'insistance sur certains mots, rejetés en juxtaposition, par la fluidité des mots, libérés de toute contrainte grammaticale, répétés comme un leitmotiv.
Ce qui le rend si puissant...
Cette question, qui ouvre le roman, s'adresse tant à l'enfant qu'au lecteur, dont la réponse ou l'absence de réponse le positionneront socialement du côté d'Anne Desbaresdes, la bourgeoise, ou du côté de Chauvin, l'ouvrier, le salarié. La réponse comble cette faille culturelle et place à égalité les deux classes sociales : "Moderato, ça veut dire modéré, et cantabile, ça veut dire chantant, c'est facile."
Et c'est moderato cantabile que Marguerite Duras va mettre en mots cette non-histoire, rendant ses phrases à sa manière mélodieuses.
Mais revenons à l'histoire. Que raconte ce roman ?
Anne Desbaresdes assiste à la leçon de piano de son fils lorsqu'un cri de femme retentit. Il vient du café, situé au bas de l'immeuble. Bientôt lui succèdent d'autres exclamations. Un drame est arrivé. Anne aperçoit un homme caresser amoureusement les cheveux de la femme qu'il a assassinée, avant qu'il n'accepte de monter dans le fourgon de la police. Ce drame la fascine. Le lendemain, Anne Desbaresdes entre dans ce café fréquenté d'ordinaire par des hommes, des ouvriers de son mari. Cherche-t-elle à hanter les lieux ? Cherche-t-elle à savoir ? Elle y rencontre un homme, un ouvrier, qui consent à lui fournir des réponses. Le lendemain, elle revient, pour y retrouver cet homme, Chardin, avec lequel elle boit du vin, ce vin qui déshinibe, pour étancher une autre soif, celle la passion qui germe en eux...
Extrait :
"- Ce cri était si fort que vraiment il est bien naturel que l'on cherche à savoir. J'aurais pu difficilement éviter de le faire, voyez-vous.
Elle but son vin, le troisième verre.
- Ce que je sais, c'est qu'il lui a tiré une balle dans le coeur.
Deux clients entrèrent. Ils reconnurent cette femme au comptoir, s'étonnèrent.
- Et évidemment, on ne peut pas savoir pourquoi ?
Il était clair qu'elle n'avait pas l'habitude du vin, qu'à cette heure-là de la journée autre chose de bien différent l'occupait en général.
- J'aimerais pouvoir vous le dire, mais je ne sais rien de sûr.
- Peut-être que personne ne le sait ?"
Marguerite Duras reste dans l'abstraction. Abstraction de l'espace : la ville n'est pas nommée. Elle est bordée par la mer et se compose d'un quartier populaire où se situe le café et d'un quartier plus résidentiel où demeure Anne Desmaresdes. Abstraction du temps : pas de date, le récit est au présent. Abstraction des personnages : le mari d'Anne est une figure fantomatique, sans nom, sans portrait, son fils n'est cité que comme "l'enfant", Chardin est nommé tardivement, seule Anne Desbaresdes, reconnaissable comme étant le personnage principal, est identifiée par tous : "femme du Directeur d'Import Export et des Fonderies de la Côte". Mais jamais elle n'est décrite physiquement. On ne connaît pas aux personnages de passé, de futur, ni d'histoire, si ce n'est leur rang social, symbolisé par les deux extrêmes que sont Melle Giraud, incarnant la vieille société traditionnelle, et la patronne du café, sentant bien que la place d'Anne n'est pas là. Une économie de personnages, donc, qui s'allie à un style dépouillé, minimaliste, qui s'apparente fortement au Nouveau Roman, courant littéraire des années 50 remettant en cause la tradition du roman réaliste, c'est-à-dire refusant une intrigue classique et des portraits psychologiques des personnages. Seul compte ce qui est donné à voir et surtout à entendre. C'est pourquoi la majorité du roman repose sur le dialogue entre Anne et Chauvin. C'est AU LECTEUR D'IMAGINER, DE COMPRENDRE, ET SEULEMENT S'IL LE SOUHAITE. CAR LE RECIT SE SUFFIT A LUI-MEME. TOUT EST LA. Dans la droite lignée de Flaubert. Ecrire, même si ce n'est sur rien. Ou si peu. L'histoire d'une nouvelle Bovary qui se languit de, qui aspire à...
Qu'est-ce qui me plaît tant dans ce roman ?
Plusieurs choses :
- son intemporalité précisément, ses personnages esquissés, qui permettent une identification plus large,
- cette histoire d'amour adultère rendue possible et aussitôt impossible par le couple qui les a précédés dans ce café (cela n'est pas sans rappeler le film In The mood for love de Wong Kar Wai, inspiré du roman Tête-bêche d'Yichang LIU...). Ils reconstituent ce crime passionnel : ils créent un métaroman autour du meurtre originel, prétexte à leurs rencontres. Ils sont amoureux mais ne se rendent pas libres de cet amour-là.
- sa musicalité surtout : la musicalité des phrases créée par l'insistance sur certains mots, rejetés en juxtaposition, par la fluidité des mots, libérés de toute contrainte grammaticale, répétés comme un leitmotiv.
Ce qui le rend si puissant...